Un humour omniprésent qui évite les sujets sensibles

Dans certaines équipes, tout se dit sur le ton de la blague. Les remarques sont formulées avec ironie, les critiques passent par des sous-entendus amusés, les tensions sont désamorcées par un trait d’esprit. Ce recours permanent à l’humour crée une ambiance légère, vivante, pleine de connivence apparente. Mais lorsque cette légèreté devient le seul langage possible, elle peut empêcher l’expression de ce qui est réellement ressenti. Le rire ne détend plus : il sert à détourner, à masquer, à repousser tout ce qui pourrait faire émerger une parole plus dense, plus intime, plus dérangeante.
Un humour structurant mais parfois défensif
L’humour a une fonction essentielle dans les groupes : il régule, soude, désamorce. Mais il devient problématique lorsqu’il prend la place de tout autre registre d’expression. À force de tout traiter sur le mode de la dérision, les émotions profondes deviennent inavouables. La critique frontale est remplacée par la moquerie douce, le désaccord par une pirouette. La douleur, la fatigue, la déception n’ont plus leur place. Le groupe valorise ceux qui savent “prendre du recul”, “ne pas se prendre au sérieux”. Ceux qui tentent de nommer autre chose se heurtent à un mur invisible : celui de la plaisanterie constante.
Exemple : Julien, toujours drôle, jamais écouté
Julien, 36 ans, est apprécié dans son service pour son humour. Il sait détendre les réunions, imiter les collègues, tourner en dérision les décisions absurdes. Mais en séance, il exprime une grande solitude. Il se sent incapable de dire ce qu’il vit, car “ce n’est jamais le moment”. À la moindre tentative sérieuse, ses propos sont balayés ou tournés à la blague. Il a grandi dans une famille où tout passait par l’humour, y compris la douleur. Il a appris que se faire aimer passe par la capacité à faire rire, et que le sérieux expose à l’isolement ou au rejet.
Le groupe comme scène de déréalisation
Quand l’humour devient une norme collective, il produit un effet paradoxal : il crée du lien, mais empêche la rencontre. Il rapproche sans jamais permettre l’ajustement profond. La réalité des tensions, des conflits ou des ressentis ne trouve pas d’espace pour être élaborée. Le groupe reste dans un entre-deux : ensemble, mais sans intimité réelle. L’humour permet de parler de tout, sauf de l’essentiel. Il devient une forme de connivence défensive, où chacun joue un rôle, maintient la distance, et renforce un climat où la gravité est perçue comme un danger à éviter.
Réintroduire des registres plus amples
Il ne s’agit pas de bannir l’humour, mais de reconnaître qu’il peut parfois servir à fuir ce qui aurait besoin d’être dit autrement. Laisser une place à d’autres tonalités, même discrètes, permet de sortir de cette neutralisation. Cela demande du courage : poser une parole sérieuse sans craindre d’être moqué, accueillir celle de l’autre sans chercher à la désamorcer. C’est à ce prix qu’un collectif peut devenir vivant, habité, et non simplement animé. Le rire alors ne couvre plus le réel, il l’accompagne — sans l’effacer.
Quand l’humour devient un écran : ce que le rire permanent empêche d’aborder