Comment puis-je m’écouter sans me censurer ?

S’écouter est devenu une injonction contemporaine. Il faudrait être à l’écoute de ses besoins, de ses émotions, de ses limites. Mais que signifie réellement “s’écouter” lorsque cette écoute est filtrée, déformée ou empêchée par des mécanismes de censure internes ? Bien souvent, ce que l’on croit entendre de soi n’est qu’un écho affaibli d’un discours plus profond, que le psychisme peine à tolérer. Apprendre à s’écouter véritablement suppose un travail de décantation, de différenciation, et parfois de résistance à soi-même.
La censure psychique : un filtre invisible mais actif
Nous ne nous censurons pas par hasard. Ce qui ne peut pas être entendu est souvent ce qui, à un moment donné, nous mettrait en danger psychique. Il s’agit d’une protection, d’un mécanisme de sauvegarde. Ce filtre opère silencieusement : une pensée nous traverse, mais elle est vite balayée ; une envie surgit, mais aussitôt contredite par la raison. Ce n’est pas toujours une interdiction frontale : c’est un glissement subtil, un refoulement doux, un redressement rapide. Résultat : ce que l’on “écoute”, c’est déjà une version adaptée, acceptable, souvent vidée de sa charge subversive.
L’auto-silence : ne pas savoir ce que l’on ressent
Certaines personnes disent ne “rien ressentir de particulier”, ne “pas savoir ce qu’elles veulent”. Ce flou n’est pas un manque d’intériorité, mais la trace d’un refoulement bien installé. Lorsque l’expression de soi a longtemps été synonyme de danger, d’humiliation ou d’abandon, le psychisme apprend à ne plus produire de signaux clairs. La personne ne ment pas : elle ne sait vraiment pas. Mais ce non-savoir est actif, organisé, structuré. Il protège du débordement, mais empêche toute écoute vivante.
L’exemple d’Agnès, 47 ans
Agnès est cadre dans une collectivité territoriale. Elle dit qu’elle “va bien”, qu’elle “n’a pas de problème”. Pourtant, elle souffre d’insomnies, d’irritabilité, et d’une forme de fatigue diffuse. En séance, elle formule des débuts d’idées — changer de poste, partir en voyage, s’accorder du temps — mais les rejette aussitôt : “Ce serait égoïste”, “Ce n’est pas raisonnable”, “Je n’ai pas besoin de ça.” Ce qui émerge est aussitôt réprimé. Elle réalise peu à peu que cette voix intérieure qui annule, qui tempère, qui juge, n’est pas la sienne. C’est celle d’un surmoi intériorisé, très tôt construit pour rester dans la norme familiale. S’écouter, pour elle, ne sera pas une soumission au confort, mais une réappropriation lente de ce qu’elle ressent vraiment.
S’écouter sans tout valider
Écouter ce qui vient ne signifie pas tout accepter, tout suivre, tout revendiquer. C’est accueillir la parole intérieure même quand elle dérange. Ce n’est pas la réaction immédiate qui compte, mais ce qu’elle dit de plus profond. Derrière l’envie de fuir peut se cacher un besoin d’espace ; derrière la colère, un sentiment de dépossession. La parole intérieure a plusieurs couches. Ne pas la censurer, c’est ne pas en rejeter les premiers mouvements, même s’ils ne sont pas « raisonnables ». La conscience viendra les mettre en forme ensuite, si on lui en laisse le temps.
S’exposer à soi, progressivement
Apprendre à s’écouter, c’est accepter d’entendre une voix que l’on ne reconnaît pas encore comme sienne. Cela demande du courage, de la patience, et parfois un cadre sécurisant. L’écoute réelle n’est pas un monologue intérieur confortable. Elle est traversée de tensions, de contradictions, de parts oubliées. C’est en acceptant d’être traversé par cette pluralité — et non en cherchant un discours unifié — que l’on peut commencer à habiter sa parole propre. Une parole moins lisse, mais infiniment plus vivante.