Créer pour ne pas s’effondrer : quand l’expression devient vitale

Peindre, écrire, composer, modeler : pour certaines personnes, la création n’est pas un luxe ni un loisir, mais une nécessité vitale. Au-delà du talent ou du besoin de transmettre, elle sert à contenir ce qui, autrement, risquerait de déborder. Dans ces gestes parfois solitaires, répétitifs ou silencieux, il ne s’agit pas seulement de produire une œuvre, mais de survivre psychiquement.
Un excès interne à canaliser
Certaines vies sont marquées par des événements que le langage ordinaire ne parvient pas à formuler : pertes précoces, violences tues, chaos relationnels. Le psychisme, saturé, cherche alors une voie d’échappement. La création offre un contenant symbolique à ce trop-plein. En dessinant, en écrivant, en sculptant, la personne transfère une tension intérieure vers un espace délimité, structurant. Le support devient alors un tiers : ce n’est plus en soi que ça déborde, mais sur ou dans quelque chose d’autre.
Le geste comme enveloppe
Ce n’est pas tant le résultat qui importe que le processus. Le geste répétitif, incarné, devient une manière d’habiter un corps parfois dissocié. C’est particulièrement vrai chez ceux pour qui l’histoire personnelle a laissé des failles dans l’enveloppe psychique. Créer redonne une limite, une forme, un dedans et un dehors. Cela rétablit une frontière là où il n’y avait que confusion ou envahissement. L’œuvre devient alors une extension du moi, un territoire propre dans lequel la personne peut se rassembler.
L’exemple de Léa, 32 ans
Léa est graphiste, mais c’est dans la peinture qu’elle trouve une respiration. Elle peint souvent le soir, seule, sans rien montrer à personne. Ce n’est pas une production destinée à être exposée. Ce sont des traits, des formes, des couches superposées qui “tiennent”, selon ses mots. Elle a grandi dans un environnement instable, avec un père violent et une mère absente. La peinture est venue sans qu’elle le décide, à l’adolescence, et ne l’a plus quittée. Elle dit que sans cela, elle “disparaîtrait”. Il ne s’agit pas d’une vocation, mais d’une nécessité organique, presque vitale.
Une création sans mots
Dans certains cas, la parole ne suffit pas. Elle est trop abstraite, trop éloignée de la sensation brute. La création offre une médiation plus archaïque, plus directe. Elle permet de dire sans expliquer, de déposer sans justifier. C’est là toute sa force thérapeutique : ne pas passer par le langage formel, mais par la forme, la matière, la couleur, le rythme. Cette autre voie d’expression permet parfois d’amorcer un travail de symbolisation, en rendant tolérable ce qui était jusqu’alors indicible.
De la survie à l’élaboration
Créer pour ne pas s’effondrer, c’est d’abord faire tenir quelque chose. Mais ce geste peut, avec le temps, évoluer. Ce qui était un acte défensif peut devenir un espace d’élaboration, voire de transformation. Le contenant psychique se renforce, l’identité se construit, la douleur se déplace. Certains y trouvent un début de réparation. D’autres y voient un équilibre fragile à maintenir. Dans tous les cas, la création n’est pas ici un supplément d’âme, mais une structure d’accueil pour ce qui, autrement, serait resté informe, ou trop douloureux pour être porté seul.