Créer sans objectif : la liberté rare de ne rien produire

Dans une société qui valorise la performance, l’utilité et le résultat, créer sans objectif semble presque absurde. Pourtant, ce geste gratuit, sans attente de reconnaissance ni de production finale, ouvre un espace psychique singulier : celui de la déliaison des injonctions. Dessiner sans talent, écrire sans but, bricoler sans projet sont autant de façons d’habiter le vide sans le remplir. Créer pour rien, c’est parfois se retrouver en dehors du regard qui exige.
L’acte gratuit comme désobéissance douce
Créer sans objectif, c’est se soustraire, un instant, à l’économie du sens et de la rentabilité. C’est autoriser une zone inutile, improductive, dénuée d’intention stratégique. Dans ce geste, il n’y a ni promesse d’évolution, ni performance à démontrer. C’est un acte qui ne vise pas à “aller mieux”, mais à être là, autrement. Une forme de résistance silencieuse à la tyrannie de l’efficacité psychique.
Suspendre le regard évaluatif
L’un des effets les plus puissants de la création sans finalité est qu’elle désactive, temporairement, le regard intérieur surmoïque. Celui qui demande du résultat, du sens, du progrès. La main agit sans compte à rendre. Le psychisme, moins mobilisé pour justifier ou analyser, peut alors respirer. Dans cette suspension, des choses peuvent émerger, non sous forme de contenu, mais sous forme de présence : sensations, fragments, souvenirs. Ce qui n’avait pas de place se faufile.
L’exemple de Malik, 40 ans
Malik travaille dans l’informatique. Il a longtemps associé la création à un devoir de produire : un dessin devait être montrable, un texte bien construit. Un jour, sans réfléchir, il commence à peindre des formes abstraites à l’aquarelle. Il ne montre rien, ne nomme rien. Il y trouve un apaisement qu’il ne s’explique pas. En séance, il réalise que cet espace gratuit est le seul moment où il ne “sert” à rien — ni comme professionnel, ni comme père, ni comme compagnon. Cette inutilité vécue comme un relâchement devient, peu à peu, un besoin vital.
La déliaison comme mouvement de réappropriation
Créer sans objectif ne dissout pas les tensions, mais désamorce leur prise. Le sujet ne lutte pas, il n’élabore pas encore — mais il échappe à l’étreinte. Cette déliaison temporaire crée un espace vide, mais habitable. C’est parfois dans ce non-lieu que peut réapparaître un désir moins formaté, plus intérieur. En ce sens, l’acte de créer sans produire est moins un évitement qu’une condition préalable à l’émergence de quelque chose de vrai.
Une forme de liberté rare
Il est devenu difficile de faire sans fin, de créer sans montrer, de tracer sans commenter. Mais c’est dans ces interstices que le sujet se libère de la posture de réponse. Il ne parle pas à un autre, il ne répond pas à une attente, il n’anticipe rien. Ce temps gratuit, fragile et souvent invisible, est un souffle rare. Il n’est pas spectaculaire, mais il réinstalle doucement le sujet dans un rapport à lui plus souple, moins contraint, plus vivant.