Faire du sport pour ne pas penser : l’activité physique comme fuite psychique

Le sport est souvent valorisé comme un remède universel. Il permettrait d’évacuer le stress, de se recentrer, de se reconnecter à soi. Mais que se passe-t-il lorsque l’activité physique devient une manière de ne surtout pas ressentir, ni penser, ni s’arrêter ? Derrière certains comportements sportifs apparemment sains se cache une fonction d’évitement, plus inconsciente qu’il n’y paraît. Courir, nager ou soulever des poids devient alors moins un acte de soin qu’un geste de fuite, un brouillage sensoriel visant à éteindre ce qui menace à l’intérieur.
Le corps en mouvement comme défense contre l’élaboration psychique
Certains sujets mobilisent leur corps pour éviter un conflit interne qui ne trouve pas de mots. L’effort physique sert alors à contenir l’émergence d’affects bruts, trop envahissants ou menaçants. Il permet de déplacer dans les muscles ce qui devrait s’élaborer dans la pensée. À la surface, le sportif évoque la « décompression », la « bonne fatigue », mais il s’agit souvent d’un épuisement recherché pour court-circuiter toute introspection. Le mouvement devient anesthésiant, le silence recherché n’est pas de l’apaisement, mais un brouillage intérieur.
Un exemple concret : fuir la pensée pour garder le contrôle
Thomas, 42 ans, se rend chaque matin à la salle de sport avant d’aller travailler. Rien d’anormal, sauf qu’il le fait même fiévreux, même blessé, et avec une régularité qui exclut toute spontanéité. Lorsqu’on l’interroge, il répond : « Si je rate une séance, je ne suis pas bien dans ma tête toute la journée. » Il s’est construit une routine rigide pour, dit-il, « se vider l’esprit ». Mais ce « vidage » n’est pas neutre : il permet de ne pas penser à sa solitude, à l’absence de désir dans son couple, à sa peur d’échouer professionnellement. Le sport devient sa manière de museler tout ce qui pourrait le faire vaciller.
L’idéologie du bien-être comme couverture de la fuite
Dans une société où l’injonction au bien-être est omniprésente, faire du sport semble irréprochable. Il devient même une norme socialement valorisée. Pourtant, cette norme peut être pervertie lorsqu’elle sert à légitimer des conduites d’évitement. L’activité physique, dans ce contexte, permet de se cacher derrière une apparente hygiène de vie, tout en fuyant les remaniements psychiques nécessaires. Le corps est sollicité comme écran de protection : il souffre, il se sculpte, mais il empêche surtout d’avoir à entendre ce qui, dans le silence, pourrait surgir.
Aller vers une autre écoute du corps et de ses usages
Il ne s’agit pas de condamner le sport, mais d’interroger ce que chacun y met. Une pratique saine s’accompagne d’une capacité à en parler autrement qu’en termes de performance ou de rituel. Lorsque le corps devient un outil de fuite, il ne libère pas : il enferme dans une boucle sans mots. Inverser ce mouvement suppose de tolérer le vide, d’accepter l’inaction momentanée, et de risquer l’écoute de ce qui remonte. C’est en s’autorisant à ralentir que certains commencent à sentir, et parfois à comprendre, ce qu’ils avaient tenté d’ensevelir sous les efforts.