Le bien-être comme objectif : la violence douce des solutions toutes faites

« Prendre soin de soi », « se sentir bien », « trouver l’équilibre »… Ces formules, devenues omniprésentes, semblent inoffensives, presque évidentes. Mais que se passe-t-il quand le bien-être devient un impératif silencieux ? Derrière la douceur du vocabulaire se cache parfois une injonction insidieuse : aller bien, vite, et pour de bon. Cette idéologie, fondée sur des recettes universelles, tend à disqualifier tout ce qui dérange, interroge ou déborde. Elle ne propose pas toujours une voie d’apaisement : elle exige une conformité affective.
Le bien-être comme norme implicite
Le bien-être s’est imposé comme une valeur centrale, confondue avec l’équilibre, la paix intérieure, la santé émotionnelle. Mais il est devenu aussi une attente, voire une exigence. Il faut aller bien, et le montrer. Cette norme invisible pèse surtout sur les sujets traversés par des émotions ambivalentes, des conflits internes ou des douleurs anciennes. Ce qu’ils vivent n’est pas « positif » — donc, c’est suspect. La souffrance devient un écart à corriger, et non un phénomène à écouter.
L’exclusion des états troubles
Certaines pratiques de bien-être cherchent à lisser l’expérience. Elles valorisent la clarté, la joie, la gratitude, l’alignement. Mais qu’en est-il de la tristesse floue, de l’agacement sans cause, de l’ennui profond ? Ces états, difficiles à verbaliser et impossibles à rentabiliser, sont souvent mis de côté. Le sujet finit par douter de ce qu’il ressent, voire de sa légitimité à ressentir autrement. Il se conforme à des prescriptions affectives, au prix d’un effacement progressif de son propre paysage intérieur.
L’exemple de Sophie, 36 ans
Sophie participe à des ateliers de développement personnel depuis plusieurs mois. Elle y entend des phrases comme “il suffit de changer sa perception” ou “tu choisis ton émotion”. Peu à peu, elle ne s’autorise plus à dire qu’elle est fatiguée, déçue ou simplement morose. Tout doit être reformulé, positivement. Elle se sent étrangère à ses ressentis, piégée dans une rhétorique douce mais contraignante. Lorsqu’elle commence une thérapie, elle met du temps à prononcer des mots comme “colère” ou “dégoût” — elle les avait bannis de son vocabulaire, croyant qu’ils empêchaient d’avancer. Son bien-être était devenu un filtre d’exclusion.
Une violence sans heurt, mais réelle
Ce qui rend cette logique difficile à repérer, c’est sa douceur apparente. Il n’y a pas d’interdit frontal, mais une atmosphère implicite d’optimisme obligatoire. On ne vous empêche pas de parler de ce qui va mal — on vous invite gentiment à le reformuler. On ne nie pas la souffrance — on vous propose de la « transformer ». Cette bienveillance systématique agit parfois comme une censure : le sujet ne peut plus déposer ce qui ne va pas sans se sentir défaillant.
Retrouver la densité du vécu
Le bien-être réel ne s’obtient pas par addition de recettes. Il passe par une traversée, parfois inconfortable, des zones floues et conflictuelles de l’existence. Vouloir aller bien est légitime — mais encore faut-il accepter que cela implique aussi, parfois, d’aller mal. Le seul bien-être qui tienne est celui qui accueille le désordre, l’inattendu, la part d’ombre. Il ne cherche pas à uniformiser l’expérience intérieure, mais à lui rendre sa profondeur.