Le sport comme exutoire : peut-on vraiment « canaliser » ses tensions ?

Le sport est souvent présenté comme un moyen sain de libérer ses tensions, de « canaliser » sa colère, de transformer l’agitation en énergie maîtrisée. Courir, frapper dans un sac, pousser ses limites physiques seraient autant d’alternatives à l’explosion ou au conflit. Cette idée a une portée intuitive, séduisante, presque thérapeutique. Mais sur le plan psychique, cette « libération » mérite d’être interrogée. Et si transformer la colère en effort ne suffisait pas à l’élaborer ? Et si, sous la dépense physique, une autre forme de violence demeurait, silencieuse et non symbolisée ?
L’effort comme décharge, ou comme évitement du conflit intérieur ?
Il est vrai que l’activité physique réduit temporairement les tensions émotionnelles. Mais cette régulation est parfois trompeuse. Le sport ne transforme pas nécessairement la colère : il la détourne, l’étouffe ou la déplace. Courir à s’épuiser, serrer les dents en salle de sport, multiplier les kilomètres peut parfois relever d’un automatisme défensif, qui empêche d’interroger ce qui met réellement en rage. Ce qui ne s’est pas dit, ce qui n’a pas été pensé, ce qui n’a pas été adressé à un autre continue d’œuvrer dans l’ombre.
Exemple concret : courir pour ne pas exploser… et ne jamais parler
Nicolas, 39 ans, court chaque soir en rentrant du travail. Il dit que ça l’aide à ne pas « faire payer » à sa famille ses journées éprouvantes. Il enchaîne les sorties longues, peu importe la météo ou sa fatigue. En séance, il réalise qu’il ne s’autorise jamais à exprimer son agacement, ni à contester certaines décisions au travail, ni à poser des limites chez lui. La course est devenue sa seule soupape, mais aussi sa manière de ne pas affronter le conflit. Il ne s’apaise pas : il évite. Et ce qu’il ne dit pas finit parfois par ressurgir ailleurs, sous forme d’irritabilité, de retrait ou de silence pesant.
Le mythe de la colère canalisée par le muscle
Le corps peut contenir, mais il ne remplace pas le travail psychique. Faire du sport à la place de penser ou de dire sa colère revient à en neutraliser la puissance symbolique. La colère a une adresse, une histoire, une signification. En la réduisant à une tension musculaire, on court le risque de rester prisonnier d’un fonctionnement défensif : maîtriser, encaisser, tenir. Mais ce qui est canalisé ne disparaît pas toujours : cela se déplace, se fige, ou se retourne contre soi. Le corps supporte alors un poids qui ne lui revient pas.
Vers une colère reconnue plutôt qu’exercée en silence
Le sport peut avoir une fonction de régulation, mais il ne devrait pas se substituer à la parole. Quand la colère trouve un lieu pour s’exprimer symboliquement, elle cesse d’avoir besoin de se traduire par le muscle ou la fuite. Nicolas, en apprenant à dire ce qui le traverse, découvre qu’il peut courir autrement : non plus pour fuir, mais pour respirer. Le corps ne porte plus seul la charge de ce qu’il n’a pas pu dire. Il devient alors un espace de transformation, et non de refoulement.