Pourquoi a-t-on si peur de changer d’avis ?

Dans l’imaginaire collectif, changer d’avis est souvent perçu comme une marque d’hésitation, voire d’incohérence. On valorise la constance, la fidélité à ses choix, la solidité de ses positions. Pourtant, l’évolution intérieure passe par des renoncements, des glissements, des retournements. Alors pourquoi ce geste, apparemment banal, peut-il susciter chez certaines personnes un véritable vertige ? La peur de changer d’avis révèle souvent un enjeu plus profond que le contenu de la décision : celui de rester quelqu’un de cohérent à ses propres yeux.
La stabilité comme garantie d’existence
Dès l’enfance, on apprend que tenir parole, c’est exister aux yeux des autres. Ne pas changer d’avis, c’est être fiable, digne de confiance, solide. Cette association s’inscrit profondément dans la construction du moi. Lorsque l’on envisage de revenir sur un choix, une peur archaïque peut surgir : celle de ne plus savoir qui l’on est, ou d’être jugé comme instable. Le sujet confond alors la fidélité à une position avec la fidélité à lui-même. Revenir sur une décision devient un acte menaçant, car il fait trembler la continuité identitaire.
Ce que l’inconstance menace en nous
Changer d’avis, c’est reconnaître que l’on n’est plus exactement la même personne qu’avant. Que le monde intérieur a bougé, parfois sans qu’on l’ait anticipé. Cette reconnaissance suppose d’accepter d’avoir été autre, donc partiellement dans l’erreur, ou du moins dans une autre vérité. Pour certains, cela équivaut à une disqualification personnelle : “Si j’ai pu vouloir cela, comment puis-je me faire confiance aujourd’hui ?” Ce n’est pas l’opinion qui gêne, mais ce qu’elle dit d’un moi mouvant, non figé. Et pour des sujets qui se sentent précaires intérieurement, cette mobilité est vécue comme un danger.
L’exemple de Sophie, 45 ans
Sophie est enseignante. Pendant des années, elle a défendu avec ferveur une pédagogie très directive. Mais depuis quelque temps, elle sent que quelque chose ne résonne plus. Elle aimerait expérimenter d’autres approches, plus ouvertes. Pourtant, elle n’ose pas. Elle a bâti sa légitimité sur ce positionnement. En séance, elle dit : “Si je change, on va penser que je me contredis, que je me suis trompée.” Ce n’est pas le changement de pratique qui lui fait peur, mais la perte d’une image d’elle-même : celle de quelqu’un de sûr, de cohérent, de consistant. En acceptant de questionner cette image, elle commence à habiter une parole plus souple, plus vivante.
Une mobilité souvent inhibée
Dans une société qui valorise les trajectoires claires, les récits linéaires et les identités cohérentes, le changement d’avis est facilement stigmatisé. Il est perçu comme une faiblesse ou une stratégie. Pourtant, c’est souvent un signe de maturation. Reconnaître que quelque chose ne convient plus, que l’on s’est peut-être trompé, ou que l’on aspire à autre chose, suppose une lucidité et une honnêteté rares. Mais ces qualités ne sont valorisées que si elles ne dérangent pas les représentations collectives. D’où la tendance à figer son discours, même quand le cœur n’y est plus.
Vers une éthique de la révision intérieure
Changer d’avis, ce n’est pas trahir un engagement : c’est prendre acte d’une transformation. Ce geste devient alors non pas un signe de faiblesse, mais de fidélité à soi dans sa version vivante, mouvante, non figée. Une parole qui ose se modifier témoigne d’une subjectivité capable d’évolution, donc d’authenticité. Ce n’est pas l’opinion qui fonde l’identité, mais la capacité à l’habiter de manière sincère — et à en changer, si elle ne nous ressemble plus.