Pourquoi mange-t-on davantage quand on est seul ?

Beaucoup affirment manger plus lorsqu’ils sont seuls. Ce surplus n’est pas toujours lié à la faim ni au plaisir gustatif. Il se manifeste souvent dans une forme de relâchement, d’automatisme, ou au contraire dans une ritualisation du moment. Ces repas en tête-à-tête avec soi-même, loin d’être anodins, ouvrent une fenêtre sur un espace psychique peu visible : celui des manques affectifs, des régulations inconscientes, et des tentatives de se rassurer à travers la nourriture. Que vient-on chercher, exactement, en mangeant davantage lorsqu’on est seul ?
Le repas solitaire comme espace de réassurance archaïque
Manger seul, pour certains, réveille une sensation d’abandon latent. Le silence, l’absence de regards, la solitude même du geste peuvent activer des zones anciennes de manque, issues des premières expériences relationnelles. La nourriture devient alors un substitut : on ingère pour compenser l’absence d’enveloppe affective. Ce n’est pas seulement un comportement conditionné, mais une tentative inconsciente de recréer un lien sécurisant. Le surplus alimentaire joue alors un rôle de contenant : il vient combler, par la densité ou le volume, une absence invisible mais sentie.
Exemple : Laurent, 48 ans, et les dîners sans fin
Laurent, 48 ans, vit seul depuis son divorce. Il raconte qu’il “grignote beaucoup le soir”, même après un repas complet. “Quand je suis avec mes enfants, ça ne me vient même pas à l’idée. Mais seul, je passe du dîner au fromage, puis au pain, puis au chocolat, sans vraiment réfléchir.” En réalité, ces gestes forment une continuité symbolique. Tant qu’il mange, il ne coupe pas. Il ne passe pas dans le vide, dans l’après. Son alimentation devient une façon de prolonger le lien, même s’il est intérieur, même s’il est fictif. C’est une manière pour lui de rester accompagné, ou au moins rempli.
Le surplus comme évitement du vide psychique
Manger plus en solitaire peut aussi masquer une tentative d’évitement. Le moment du repas est souvent celui où le rythme ralentit, où la pensée se déploie. Certains, face à cette ouverture, activent un réflexe de remplissage pour ne pas être confrontés à ce qui pourrait remonter : angoisses, souvenirs, désirs inassouvis. Le geste de manger, dans sa répétition, structure alors le temps et limite le surgissement de l’inconscient. La mastication, les allers-retours à la cuisine, les petits ajouts successifs créent une continuité sensorielle qui protège du retour du refoulé.
Un corps rempli pour compenser un moi fragile
Il existe aussi un lien plus profond entre la solitude et l’identité. Pour certains, manger seul permet de se recentrer sur le corps, de le sentir exister. Ce qui est avalé devient une manière de se remplir soi-même, de se sentir consistant. Quand le sentiment d’existence vacille, le remplissage corporel offre une illusion de présence. Le corps devient un territoire sur lequel on peut agir, quand le reste échappe. Ce surplus n’est donc pas un excès, mais une tentative de restaurer une limite interne. Une manière de dire “je suis là”, même si cela passe par l’aliment.
Réinventer le repas seul comme lieu d’intimité vraie
Sortir de cette compulsion douce ne passe pas par l’interdiction. Il s’agit de rendre au repas solitaire une qualité de présence. Non plus un moment d’évitement, mais un espace habité. Cela suppose d’accepter de ne pas remplir, de s’asseoir avec soi-même sans besoin de se saturer. C’est aussi redonner au silence sa fonction contenante, non menaçante. Ce travail lent permet de transformer le repas seul en temps d’écoute, de ressenti, voire d’élaboration. Ce qui se joue alors n’est plus la compensation, mais la possibilité d’un lien plus ajusté à soi.