Quand contrôler son alimentation devient une manière de se sentir exister

Certaines personnes ne mangent jamais au hasard. Tout est mesuré, pesé, planifié. La nourriture devient une affaire de volonté, un terrain de maîtrise sans faille. Derrière cette rigueur, souvent valorisée socialement, se cache parfois un besoin plus profond : celui de se sentir en contrôle d’un soi intérieur fragile. Le régime alimentaire rigide dépasse alors les enjeux de santé ou d’apparence. Il devient une tentative de consolidation narcissique, une manière de se rassurer sur sa propre consistance psychique. Que révèle ce besoin de maîtrise alimentaire absolue sur le rapport à soi ?
Maîtriser pour se sentir consistant
Le contrôle de l’alimentation peut devenir un ancrage identitaire. Pour celles et ceux qui doutent d’eux-mêmes, qui se sentent vulnérables ou instables intérieurement, fixer des règles strictes permet de se construire un cadre interne. Les aliments autorisés ou interdits agissent comme des repères, là où les frontières du moi sont parfois floues. À travers cette discipline, la personne se sent exister. Elle se regarde se contenir, se priver, tenir. Et ce regard sur elle-même lui donne l’illusion d’une maîtrise qui apaise l’angoisse de ne pas être suffisamment solide ou différenciée.
Exemple : Anne, 44 ans, et l’obsession du “propre”
Anne, 44 ans, suit depuis des années un régime “propre” : sans sucre, sans gluten, sans produits transformés. Elle ne fait jamais d’écart. Ce n’est pas par santé, ni par croyance médicale, mais parce qu’elle dit “ne plus se supporter” si elle se relâche. Elle avoue que l’idée même d’un aliment imprévu l’angoisse, comme si elle risquait de perdre quelque chose de plus intime qu’un équilibre digestif. En réalité, son régime est devenu une armature identitaire. Il lui permet de se maintenir à distance d’un sentiment diffus de désordre intérieur. Ce n’est pas tant son corps qu’elle cherche à maîtriser, mais son insécurité psychique.
La rigidité comme défense contre la désorganisation
Derrière la rigidité alimentaire se cache souvent la peur du débordement. Manger librement, selon l’envie, impliquerait de se laisser aller, de perdre le contrôle, voire de s’effondrer. Le régime devient alors une défense contre l’angoisse de désorganisation. Il ne s’agit plus d’une gestion corporelle, mais d’un mécanisme de protection psychique. Tenir un cadre strict est vécu comme vital, car il donne forme à un moi qui peine à se sentir suffisamment solide. Toute transgression peut alors provoquer une crise identitaire, bien au-delà de la culpabilité alimentaire classique.
L’illusion d’une maîtrise de soi absolue
Ce lien entre nourriture et narcissisme repose sur une illusion : celle qu’en maîtrisant son alimentation, on pourra enfin maîtriser son rapport à soi. Mais cette illusion est coûteuse. Elle enferme dans une logique de performance où le moindre relâchement devient une défaite. Le corps n’est plus un espace vécu, mais une cible à contenir. Cette hyper-maîtrise empêche la spontanéité, l’écoute des vrais besoins, la souplesse. Elle assèche le rapport à soi en le réduisant à une gestion, une surveillance, une tension permanente. Exister devient alors une équation entre effort, contrôle et abstention.
Vers une réconciliation intérieure par le lâcher-prise
Le chemin ne passe pas par l’abandon du cadre, mais par sa réhumanisation. Il s’agit de retrouver une marge de liberté, un espace où le besoin n’est pas perçu comme une faiblesse, mais comme une expression vivante du soi. Cela suppose de traverser l’angoisse de la perte de contrôle, de faire l’expérience que l’on ne disparaît pas en relâchant. Ce travail psychique ouvre à une forme de confiance en soi plus profonde, moins dépendante des comportements maîtrisés. Et peu à peu, le lien à la nourriture peut redevenir un lieu d’ajustement, non de domination.