Quand la nourriture envahit nos pensées : une obsession défensive

Certaines personnes passent leurs journées à anticiper leurs repas. Elles planifient, comparent, imaginent, consultent des recettes, pensent au dîner dès la fin du petit-déjeuner. La nourriture occupe une place mentale disproportionnée, sans qu’il s’agisse forcément de compulsion ou de trouble alimentaire manifeste. Cette obsession ne renvoie pas toujours à la faim, ni même au plaisir. Elle agit plutôt comme un écran, une protection contre des pensées plus profondes. Que cherche-t-on à éviter en pensant sans cesse à ce que l’on va manger ?
Remplir le mental pour ne pas sentir
L’anticipation alimentaire devient ici une activité de substitution. Elle empêche le surgissement de questions plus dérangeantes : solitude, vide existentiel, conflits intérieurs. À force de remplir son esprit d’aliments, de menus ou d’horaires de repas, on crée un bruit de fond mental qui neutralise l’émergence du silence intérieur. Ce silence, pour certaines personnes, est insupportable. Il réveille des zones d’angoisse, des manques non élaborés, des pensées existentielles. Le souci constant de la nourriture agit comme une défense douce mais efficace contre une introspection qui menace de trop en révéler.
Exemple : Sandra, 46 ans, et les menus mentaux
Sandra, 46 ans, vit seule depuis peu. Elle explique penser sans arrêt à ce qu’elle va manger : matin, midi, soir, week-end, courses. Ce n’est pas lié à un appétit excessif, ni à un besoin de contrôle. Elle dit elle-même que “ça l’apaise”, que “ça lui donne une direction dans la journée”. En séance, elle s’aperçoit que cette anticipation constante lui évite de penser à son avenir, à sa séparation récente, ou à sa difficulté à se projeter. Le repas devient alors une borne mentale, un repère stable dans un monde intérieur trop mouvant. Ce n’est pas tant manger qui la rassure que l’idée d’avoir “quelque chose en tête”.
Un souci de nourriture qui masque d’autres préoccupations
Penser à la nourriture permet parfois de ne pas penser à autre chose. Il s’agit d’une stratégie de détournement : on s’occupe, on planifie, on structure. Ce geste mental offre l’illusion d’une maîtrise, d’un but. Dans une société où l’imprévisible génère de plus en plus d’angoisse, organiser ses repas devient un rituel rassurant. L’esprit s’y accroche pour ne pas dériver vers des zones d’incertitude : l’ennui, la mort, la peur de l’isolement, ou le sentiment d’inutilité. L’obsession alimentaire n’est alors que la partie visible d’un système plus vaste de défense contre la pensée anxieuse.
L’alimentation comme ancrage narcissique
Chez certains sujets, le fait de penser sans relâche à la nourriture est aussi un moyen de rester centré sur soi. Le corps, le plaisir, les interdits, les envies : tout ramène à soi, à son enveloppe, à ses limites. Cette circularité protège d’un monde extérieur perçu comme envahissant, insécurisant, ou indifférent. Se recentrer sur l’aliment permet de se recentrer sur une zone connue, maîtrisable, rassurante. Mais cette focalisation peut aussi appauvrir la vie intérieure, en maintenant l’attention à un niveau superficiel. Elle éloigne du risque, du lien, de l’altérité.
Réouvrir l’espace mental
Le travail psychique consiste ici à interroger ce que cette obsession alimentaire vient protéger. Plutôt que de la combattre, il s’agit de l’écouter comme un symptôme : que cherche-t-elle à éviter ? De quoi protège-t-elle ? Cette écoute permet peu à peu de relâcher la tension mentale, de réouvrir l’espace à d’autres pensées, plus ambivalentes, moins contrôlables. Ce n’est qu’en tolérant l’inconfort du vide, du silence ou du non-savoir que l’esprit peut retrouver sa fluidité. Et, avec elle, une relation à la nourriture moins encombrée, moins défensive, plus habitée.