Santé mentale et injonction au bonheur : peut-on vraiment aller bien ?

À mesure que la santé mentale gagne en visibilité publique, elle semble paradoxalement se conformer à une norme implicite : celle d’un bien-être toujours atteignable, d’un équilibre émotionnel qui ne souffrirait ni contradiction ni zone grise. Sous couvert de sensibilisation, les discours dominants imposent une version simplifiée de ce que signifie « aller bien », au point de faire peser un soupçon sur toute forme de mal-être persistant. Une nouvelle forme d’exclusion silencieuse s’installe alors, rendant illégitimes les détresses ordinaires.
L’idéal d’un bien-être permanent rend suspect tout trouble durable
La valorisation de la santé mentale dans l’espace public s’accompagne d’un lexique du progrès : « prendre soin de soi », « se libérer de ses traumas », « se reconstruire ». Mais derrière ces formules s’installe une norme implicite : celle de l’amélioration constante comme finalité obligatoire. Dans cette logique, ne pas aller bien devient un échec, voire une faute. Ce glissement est d’autant plus insidieux qu’il se présente sous les traits rassurants de l’optimisme. Ainsi, les troubles qui résistent à la positivité ambiante sont discrètement pathologisés, comme s’il n’était plus possible d’avoir mal sans être « en dehors » de la norme.
La détresse ordinaire devient muette face à la tyrannie du progrès
De nombreux malaises du quotidien ne trouvent plus leur place dans un espace discursif saturé d’injonctions au mieux-être. Ce ne sont pas les grandes crises qui sont niées, mais les petites douleurs chroniques, les doutes récurrents, les chutes de régime affectif. Ces états qui n’ont rien d’anormal deviennent pourtant inaudibles car ils ne cadrent pas avec l’image héroïque de la personne « en chemin vers sa guérison ». En voulant valoriser la santé mentale, on en oublie qu’elle n’est pas un état stable mais une tension permanente entre les hauts et les bas de l’existence.
Un apaisement véritable n’est pas toujours spectaculaire ni visible
Aller bien n’a souvent rien à voir avec une joie expansive. C’est parfois simplement une fatigue moins écrasante, une pensée qui cesse de tourner en boucle, une absence de douleur pendant quelques heures. Ces formes discrètes d’apaisement ne trouvent pas toujours leur place dans les représentations dominantes du bonheur, trop lisses et trop photogéniques. Le risque, alors, est de ne pas reconnaître ces instants de mieux-être parce qu’ils ne ressemblent pas à ce que l’on attend. Beaucoup finissent par douter d’eux-mêmes lorsqu’ils ne vivent pas leur mieux comme les récits Instagram les leur ont promis.
La libération passe par la réhabilitation des états moyens
Il devient urgent de redonner droit de cité aux états neutres, moyens, bancals, à tout ce qui n’est ni grave ni résolu. La santé mentale n’est pas un podium à atteindre, mais un terrain mouvant où l’on tente de respirer. En acceptant qu’aller bien soit parfois flou, instable, ambigu, on ouvre un espace de tolérance à soi-même et aux autres. Cette reconnaissance des nuances psychiques, loin d’être une résignation, est la condition d’un mieux-être sincère, libéré du devoir de plaire ou de rassurer.